François Martinache
Dans le désert
Dans le désert, Des hommes et des chiens
Entretien avec Mo Gourmelon
François Martinache
Entretien Mo Gourmelon
Mo Gourmelon : Votre pratique artistique a commencé par la peinture et actuellement et depuis 2005 vous élaborez des images numériques. Pourquoi ? Ce glissement a-t-il été progressif ou brutal ?
Je pense, par exemple, à John Baldessari qui a brûlé toutes ses peintures quand il a commencé à produire des images et avec elles des installations. Estimant que la considération de ses peintures viendrait parasiter la compréhension et l’interprétation de son œuvre suivante, que seule il assumait. Les peintures étant comme une pratique « d’école » et de formation en quelque sorte.
François Martinache : J’ai commencé à créer des images numériques en 2005. Mais je ne considère pas pour autant avoir arrêté de peindre. J’ai simplement « déplacé » la peinture dans l’univers numérique. À cette époque j’avais un peu de mal à progresser dans ma pratique de la peinture pour deux raisons distinctes :
Je suis sorti des beaux-arts en 1990 à un moment où la pratique de la peinture était remise en question. J’ai donc cherché pendant tout ce temps à continuer de peindre tout en essayant de trouver une voie qui me soit propre ce qui m’a amené à beaucoup de questionnements et de remises en question.
En même temps, j’étais tributaire d’un processus pictural complexe et long. J’utilisais à l’époque un rétroprojecteur avec lequel je projetais des éléments graphiques de différentes provenances qui étaient superposés en strates sur des papiers tendus sur châssis. Ces papiers étaient ensuite enduits d’une résine à base d’huile qui les rendaient translucides, les transformant ainsi en sorte d’écran… Je mettais plusieurs mois à réaliser une œuvre…
En 2005, on m’a proposé une résidence à Pékin dans le cadre de l’année France-Chine. A la dernière minute, j’ai fait le choix de tout laisser derrière moi et de n’emmener que l’ordinateur qui me servait à préparer mes projets. Une fois sur place je me suis mis à collecter des éléments graphiques et à créer mes premières images. En Chine, déjà à cette époque, il était facile de faire imprimer des grands formats numériques (comme on ferait une photocopie en France) et j’ai fait imprimer mes images sur de grands calicots pour l’exposition de fin de résidence.
Ces images étaient au début constitué de superpositions de samples d’éléments graphiques, j’ai ensuite trouvé les logiciels qui m’ont permis de faire de la peinture numérique. Le fait de « déplacer » la peinture dans le champ de l’art numérique, m’a permis d’explorer de nouveaux territoires et qui m’a libéré de choses que je n’osais plus faire en peinture.
MG : « De la peinture numérique », dites-vous, comment dénominez vous vos images ? De plus, ont-elles un titre distinctif et dans l’affirmative sur quelle décision ? Quelle est leur distinction ? Travaillez-vous en modèle unique ou en série en quelque sorte dans laquelle une image en appellerait une autre ? Dès lors comment passeriez-vous d’une image à l’autre ? Dès votre pratique picturale, vous travaillez par interpositions, strates, ce qui rend troublante l’interprétation de vos images picturales et numériques. Pourquoi cela ?
FM : J’ai parfois utilisé le terme de peinture numérique par le passé pour montrer que je ne considérais pas avoir cessé de peindre (certains collectionneurs ne m’ont pas suivi dans cette évolution), mais actuellement il y a tellement de registres et de questionnements qui entrent en jeu dans ma pratique que j’utilise le terme d’image simplement…
Je travaille généralement par série d’une trentaine d’images. J’exploite plusieurs pistes en même temps comme par exemple le Glitch et l’IA et je m’arrête quand je considère avoir asséché le filon. Je donne un nom aux séries quand elles sont terminées (sinon je ne m’en sors pas). Les images ont aussi un numéro par exemple : S5 12.3 c’est à dire la 3 version de la 12 images de la cinquième série. J’enregistre une version à chaque avancée significative. Les images ne sont jamais aplaties afin qu’elles puissent être retravaillées… Les titres des séries sont souvent tirés du langage médiatique comme « illectronisme » que j’ai entendu récemment. Mais j’aime aussi brouiller les pistes et donner des noms comme « Grand ENARK » qui se situe entre le nom d’un cheval de course et le meuble Ikéa
Les strates étaient déjà présentes dans mon travail de peinture, je ne sais pas trop d’où ça vient à la base… J’ai toujours créé des images complexes à plusieurs niveaux de lectures, un peu comme des palimpsestes… Il y a aussi le fait que j’assemble des éléments hétérogènes qui forment une sorte de mondes en cours d’évolution, de métamorphose, de mutations. On peut avoir une lecture globale de mon travail mais aussi se perdre dans le détail. Je suis d’une génération post moderniste où le sample, l’emprunt est une chose naturelle. Et je suis persuadé qu’il n’y a qu’en hybridant que l’on peut encore créer quelques nouvelles formes. Et à ce niveau l’outil numérique est parfait…
MG : Vous évoquez l’hybridation, une génération post moderne. Dans ce phénomène générationnel avez-vous des références en tête ou viennent-elles en fin de processus ?
FM : Des références m’accompagnent ainsi que celles que je cite directement dans mon travail. Il y a par exemple ces bandes abstraites qu’on peut parfois trouver sur le bord de mes images et qui font référence au zip de Barnett Newman ou encore ce que j’appelle des pollutions colorées qui rythment mes compositions et qui font référence à Cy Twombly… Sinon je pense aussi à Robert Rauschenberg et bien d’autres. Mais le choc a évidemment été les œuvres numériques d’Albert Oehlen à Lyon en 2002 ou 2003… À cette époque je regardais peu d’art numérique : Miguel Chevalier ou encore Pascal Convert.
Maintenant c’est différent, je peux aussi bien regarder des choses scénarisées comme les animations de Bertrand Dezoteux que des travaux proches de la photographie plasticienne comme Gaspard William.
MG : Vos propres images numériques ont aussi été gagnées par l’animation. Pourquoi ? Qu’apporte l’animation à vos images ?
FM : L’animation est pour moi un vecteur qui réunit tout les autres : la peinture numérique, le collage numérique, la modélisation 3D, le glitch et l’Intelligence Artificielle… Il diffère des autres dans le sens où il est très chronophage et que je suis en permanence confronté à une technologie qui me dépasse. Il y a aussi le fait que pour l’instant, je sois plus tenté d’utiliser la narration, sans doute à cause de l’utilisation du logiciel de montage, cela me permet de faire passer d’autres choses, des émotions que je n’aborde pas dans les images fixes…
Sinon, ma manière de travailler reste la même que pour les images (fixes) c’est à dire que je mélange des éléments hétérogènes ou des séquences qui sont classés dans des disques durs, des « samples » en fait. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer des univers en train de se transformer, de changer d’état comme, par exemple, les chiens dans la vidéo « Des hommes et des chiens », 2024, qui semblent passer d’un état à l’autre avec une espèce de trajectoire transversale. C’est aussi le cas pour mes images, quand je mélange une composition d’objets réels, avec la même image passée par l’IA.
C’est ce « passage » qui m’intéresse. Par ce biais, j’interroge également notre rapport au numérique et ce qui reste de notre distance critique… Car que l’on le veuille ou non, nous sommes dans l’ère numérique.
L’IA offre tellement de possibles que cela en est effrayant, il faut être très synthétique pour ne pas se noyer dans le flux d’images proposées mais elle offre justement cette possibilité de glissement, de mutation de l’image…
Vers la fin de la vidéo « Dans le désert », lorsque les sculptures se transforment en des formes de couleurs qui viennent par la suite envahir le canot avec les personnages, je passe d’une séquence d’animation 3D à une séquence créée par l’IA puis à une séquence de glitchs, les passages sont pratiquement imperceptibles et on est vraiment là, dans des problématiques qui m’intéressent…
Mai 2024
May 2024
Interview with Mo Gourmelon
Francois Martinache
Interview Mo Gourmelon
Mo Gourmelon: Your artistic practice began with painting and currently and since 2005 you have been developing digital images. For what? Was this shift gradual or sudden?
I think, for example, of John Baldessari who burned all his paintings when he started producing images and with them installations. Believing that the consideration of his paintings would interfere with the understanding and interpretation of his following work, which he alone assumed. The paintings are like a “school” and training practice in a way.
François Martinache: I started creating digital images in 2005. But I don't consider that I have stopped painting. I simply “moved” the painting into the digital universe. At that time, I had a little difficulty progressing in my painting practice for two distinct reasons:
I left fine arts in 1990 at a time when the practice of painting was being called into question. So, throughout this time I tried to continue painting while trying to find my own path, which led me to a lot of questions and challenges.
At the same time, I was dependent on a complex and long pictorial process. At the time, I was using an overhead projector with which I projected graphic elements from different sources which were superimposed in layers on papers stretched on a frame. These papers were then coated with an oil-based resin which made them translucent, thus transforming them into a sort of screen... It took me several months to create a work...
In 2005, I was offered a residency in Beijing as part of the France-China year. At the last minute, I chose to leave everything behind and only take the computer I used to prepare my projects. Once there I started collecting graphic elements and creating my first images. In China, already at that time, it was easy to print large digital formats (like one would make a photocopy in France) and I had my images printed on large calicoes for the end-of-residency exhibition.
These images were initially made up of superpositions of samples of graphic elements, I then found the software that allowed me to do digital painting. The fact of “moving” painting into the field of digital art allowed me to explore new territories and freed me from things that I no longer dared to do in painting.
MG: “Digital painting”, you say, how do you call your images? In addition, do they have a distinctive title and if so on what decision? What is their distinction? Do you work as a single model or as a series in which one image calls for another? So how would you move from one image to another? From your pictorial practice, you work by interpositions, strata, which makes the interpretation of your pictorial and digital images disturbing. Why that?
FM: I have sometimes used the term digital painting in the past to show that I do not consider that I have stopped painting (certain collectors have not followed me in this evolution), but currently there are so many registers and questions that come into play in my practice that I use the term image simply…
I generally work in series of around thirty images. I exploit several avenues at the same time such as Glitch and AI and I stop when I consider that I have dried up the vein. I give the series a name when they are finished (otherwise I don't get through it). The images also have a number for example: S5 12.3 i.e. the 3 version of the 12 images of the fifth series. I record a version for each significant progress. The images are never flattened so that they can be reworked… The titles of the series are often taken from media language like “illectronism” that I heard recently. But I also like to blur the lines and give names like “Grand ENARK” which is between the name of a racehorse and Ikea furniture
The layers were already present in my painting work, I don't really know where it comes from... I have always created complex images with several levels of reading, a bit like palimpsests... There is also the fact that I assemble heterogeneous elements which form a sort of world in the process of evolution, metamorphosis, mutations. You can have an overall reading of my work but also get lost in the detail. I come from a post-modernist generation where sampling and borrowing is a natural thing. And I am convinced that it is only by hybridizing that we can still create a few new forms. And at this level the digital tool is perfect…
MG: You talk about hybridization, a post-modern generation. In this generational phenomenon, do you have references in mind, or do they come at the end of the process? FM: References accompany me as well as those that I cite directly in my work. There are, for example, these abstract bands that can sometimes be found on the edge of my images and which refer to Barnett Newman's zip or even what I call colored pollutions which punctuate my compositions, and which refer to Cy Twombly … Otherwise I also think of Robert Rauschenberg and many others. But the shock was obviously the digital works of Albert Oehlen in Lyon in 2002 or 2003... At that time, I looked at little digital art: Miguel Chevalier or even Pascal Convert.
Now it's different, I can look at scripted things like the animations of Bertrand Dezoteux as well as works close to visual photography like Gaspard William. MG: Your own digital images have also been enhanced by animation. For what? What does animation bring to your images? FM: Animation is for me a vector that brings together all the others: digital painting, digital collage, 3D modeling, glitch and Artificial Intelligence… It differs from the others in the sense that it is very time-consuming and that I am constantly confronted with technology that is beyond me. There is also the fact that for the moment, I am more tempted to use narration, probably because of the use of the editing software, it allows me to convey other things, emotions that I does not address in the still images…
Otherwise, my way of working remains the same as for (still) images, that is to say that I mix heterogeneous elements or sequences which are classified in hard disks, “samples” in fact. What interests me is to show universes in the process of transforming, of changing state like, for example, the dogs in the video “Of Men and Dogs”, 2024, who seem to go from one state to another with a kind of transverse trajectory. This is also the case for my images, when I mix a composition of real objects with the same image passed through the AI.
It’s this “passage” that interests me. Through this, I also question our relationship with digital technology and what remains of our critical distance... Because whether we like it or not, we are in the digital era. AI offers so many possibilities that it's frightening, you have to be very synthetic so as not to drown in the flow of images offered but it offers precisely this possibility of sliding, of mutation of the image... Towards the end of the video “In the desert”, when the sculptures transform into colored shapes which subsequently invade the canoe with the characters, I go from a 3D animation sequence to a sequence created by the AI then a sequence of glitches, the passages are practically imperceptible and we are really there, in issues that interest me…
May 2024
May 2024